“On a toutes l’impression d’être Bridget Jones”

Avec le recul, difficile de considérer la londonienne la plus attachante du cinéma comme une féministe. Pourtant, Bridget a changé la façon dont on écrit les femmes aux cinéma.

Julie Ruiz
7 min readMar 20, 2020
Bridget Jones, quelques heures après s’être promis de manger sain et de se mettre au sport.

Elle boit beaucoup de café pour une Anglaise mais elle a tenu à nous rencontrer dans le bar d’un palace du centre de Londres, “parce que c’est l’une des plus belles vues d’Angleterre”. Roberta Garrett, professeure d’analyse cinématographique à l’université d’East London, a préparé avec un sérieux très académique cette interview. Elle a posé sur la table une petite sélection de livres qu’elle tripote en parlant. Sur le dessus de la pile, on trouve un ouvrage auquel elle a consacré quatre ans de sa vie, Post-modern Chick Flicks, sous-titré “le retour des films de femmes”. Cette universitaire chevronnée plaisante beaucoup, s’anime, s’émeut, surtout quand on évoque le personnage de Bridget Jones, un “trésor national britannique”, selon elle.

Bridget Jones est un personnage emblématique des années 1990–200, inventé par l’auteure Helen Fielding en 1996 dans son roman Le journal de Bridget Jones. C’est une trentenaire londonienne, fumeuse, buveuse et désespérément célibataire qui écrit ses tourments de femmes modernes dans son journal avec beaucoup d’humour et d’autodérision. Immense best-seller, le roman a été adapté au cinéma en 2001 avec Renée Zellweger, qui reprend le rôle-titre dans les suites Bridget Jones : l’âge de raison (2004) et Bridget Jones Baby (2016). Pour Roberta Garrett, Bridget Jones constitue une petite révolution dans la représentation de la femme.

Quelle est la singularité de Bridget Jones ?

En termes d’analyse cinématographique pure, c’est la première grande comédie romantique populaire qui se focalise uniquement sur le point de vue du personnage féminin. Avant Bridget Jones, les comédies romantiques de remariage des années 1930 et 1940 avec Katharine Hepburn mettaient le public du côté du regard masculin, cinématographiquement et dans l’écriture. Dans les années 1990, avec le renouveau des comédies romantiques comme celles écrites par Nora Ephron (Quand Harry rencontre Sally, Nuits blanches à Seattle…), on a un point de vue mixte avec un film qui nous emmène des deux côtés du couple même si on peut arguer que c’est encore un peu le personnage masculin qui reste le héros au sens scénaristique. Mais Bridget Jones renverse la table : c’est une comédie romantique centrée sur l’héroïne. Les deux hommes entre lesquels elle hésite sont complètement relégués au rang de personnages secondaires. C’est fou qu’on ait dû attendre Bridget Jones pour avoir un point de vue féminin dans un genre typiquement féminin. Je pense que c’est pour ça que le personnage parle autant aux femmes de son époque.

“Ce n’est pas Bridget Jones contre le patriarcat ! “

Qu’est-ce qui fait que les femmes s’identifient à ce personnage ?

Bridget Jones a vraiment été un tournant dans la façon d’écrire les femmes dans les chick flicks parce qu’elle était écrite comme une vraie femme. Je ne compte plus le nombre d’étudiantes qui dès qu’on parle du film, ou même dans une conversation, me disent “Je suis Bridget Jones”. On l’a peut-être un peu oublié aujourd’hui mais, dans les années 1990, les pressions contradictoires sur les femmes occidentales étaient énormes. Il fallait être super performantes dans sa carrière tout en continuant à être féminine. Les magazines, la publicité et l’industrie des cosmétiques imposaient des standards délirants ! Et bien sûr, il fallait “trouver un homme”, le mari parfait qui plairait aux parents (donc riche). Bridget représente cette femme qui a voulu avoir sa carrière, son appartement et qui, a trente ans, doit subir les attentes de la société (et de sa mère). Elle souffre de ce qu’on appelle aujourd’hui un syndrome de l’imposteur qui fait qu’elle ne se sent jamais assez bien pour sa propre vie. Elle est bourrée de défauts et de complexes, toujours au régime. C’est pour ça qu’on a toutes l’impression d’être Bridget Jones.

Bridget Jones est-elle une héroïne féministe ?

Je ne pense pas qu’on puisse voir dans Bridget Jones un personnage féministe au sens où on l’entend aujourd’hui. Ce n’est pas un personnage politique. Ce n’est pas Bridget Jones contre le patriarcat ! L’écriture du personnage et du scénario est porteur du féminisme des années 1990, qui était plus un “féminisme” individuel. A l’époque, l’idée était que les hommes et les femmes étaient plus ou moins égaux en droits et que les femmes devaient juste se battre individuellement pour accomplir une carrière aussi brillante que les hommes et, quelque part, acquérir le respect de la société. Bridget Jones incarne ça parce que, même si elle ne se perçoit pas vraiment comme compétente, elle réussit plutôt sa carrière. Elle est dans l’édition qui est un milieu très compétitif. Elle est propriétaire de son propre appartement à Londres, ce qui est une grande avancée quand on pense que, dans les années 1970, les Anglaises célibataires ne pouvaient pas obtenir de prêt. Mais le patriarcat est présent dans l’intrigue implicitement puisque le rêve de Bridget Jones c’est de se marier avec un homme qui, quelque part, s’occupera d’elle. Ce qu’elle obtient à la fin !

Bridget et Mark dans la scène de fin du premier film.

Que pensez-vous justement du couple principal formé par Bridget Jones et Mark Darcy (Colin Firth) ?

Une chose est sûre, c’est qu’il en donne une vision assez conservatrice. Il ne faut pas oublier que le personnage de Bridget Jones et ses histoires de coeur sont inspirés du roman Orgueil et Préjugés de Jane Austen, qui a été écrit à la fin du XVIIIème siècle. Il décrit déjà les dynamiques de domination dans un jeu de séduction. Bridget Jones comme l’héroïne du roman, Elizabeth Bennet, sont d’abord méprisées par leur Darcy respectifs (les personnages masculins principaux des deux livres, ndlr) qui sont tous les deux des hommes riches. Puis, elles vont conquérir leur coeur et, ce faisant, conquérir une position sociale plus élevée. Ce conte d’élévation sociale par l’amour, c’est un peu l’histoire sous-jacente dans toutes les histoires d’amour qu’on raconte aux filles et aux femmes. On ne parle pas de “prince” charmant pour rien. Faire un beau mariage, c’est le rêve capitaliste qu’on donne aux petites filles, si on veut analyser ça de façon marxiste !

“Je me demande même ce qu’il lui trouve.”

Vous pensez que Bridget serait plus compatible avec Daniel Cleaver (Hugh Grant), son boss coureur de jupons ?

Non : surtout dans le film, on voit à quel point il la manipule et la rend malheureuse. Mais s’il était moins misogyne et plus honnête sur son mépris de la monogamie, il pourrait être un bon partenaire. Dans le film, on voit des moments de complicité amoureux, intellectuels et sexuels entre Bridget et Daniel qu’on ne voit pas forcément avec Mark Darcy.

Qu’est-ce que Mark et Bridget ont en commun ?

Pas grand chose, quand on y pense. Il représente son idéal de beau mariage. On le voit dans le début du deuxième film quand ils pensent que Bridget est enceinte. Ils se disputent au bout de dix secondes car leurs visions de la société et de la vie sont opposées ! Ce qui dévoile au passage les idées un peu rétrogrades de Mark qui pense qu’à l’école publique on apprend aux “bambins à se masturber”. Quand je vois le premier film, je me demande même ce qu’il lui trouve. Au début, il la méprise, puis il la voit s’humilier en public à plusieurs reprises et tout à coup “il l’aime bien comme elle est”. Je pense que ce qui lui plaît chez Bridget c’est simplement sa vulnérabilité, le fait qu’il peut être le “roc” de cette fille un peu larguée. Dans les films, surtout les deux premiers, on voit qu’il est assez paternaliste dans sa relation avec elle.

Pourtant, le film reste une des rom-com les plus appréciées. Pourquoi ?

Je souligne depuis le début les ambiguïtés de Bridget Jones. Mais il y a quand même dans le personnage et dans son destin des choses profondément positives pour les femmes. En son temps, elle a été la première à dire à toutes les femmes occidentales qu’elles n’étaient pas les seules à n’avoir jamais l’impression d’être assez bien. Bridget Jones dit que ce n’est pas grave de ne pas être parfaite, c’est aussi ce qui nous rend attachante. Et même si, avec les avancées des études de genre, on peut voir aujourd’hui des problèmes dans sa relation avec Mark Darcy, Bridget dit aussi aux femmes que ça vaut le coup d’attendre. Elle aurait pu se marier avec le premier venu à 25 ans mais elle a choisi de vivre selon ses propres désirs. A la fin, quand elle a l’homme de ses rêves, c’est une forme de récompense pour avoir fait le choix de l’indépendance.

Qu’est-ce que vous vous aimez le plus dans Bridget Jones ?

Ce qui me touche le plus dans la vie de Bridget Jones, c’est le rôle clé que jouent ses amis, son système de soutien. C’est une partie de l’intrigue à l’arrière-plan dans le film, mais Bridget Jones est la première héroïne de comédie romantique à avoir un groupe d’amis avec un garçon et des filles où n’existe aucune notion de rivalité féminine. Des gens l’aiment en dehors de sa famille et de son homme et c’est révolutionnaire pour une héroÏne romantique. Encore une fois, c’est fou de se rendre compte qu’on a dû attendre 2001 pour que les rom-com se rendent compte que les femmes avaient des amies. C’est une petite chose pour beaucoup mais c’est ce qui me fait revenir à ce film avec toujours la même tendresse.

Unlisted

--

--